Permettez-moi d'affirmer clairement et brièvement la chose suivante : l'ICANN n'est pas une instance de réglementation du contenu Internet au niveau mondial, et le Contrat d'accréditation de bureau d'enregistrement (RAA) ne doit pas non plus être interprété comme nous confiant une telle tâche. Notre mission consiste à coordonner, à l'échelle mondiale, les systèmes mondiaux d'identificateurs uniques d'Internet, et en particulier à assurer le fonctionnement stable et sécurisé des identificateurs uniques d'Internet. L'ICANN ne s'est jamais vu confier, et l'objectif n'a jamais non plus était de confier à l'ICANN, la fonction de réglementation du contenu Internet.
Il existe déjà des institutions bénéficiant de la légitimité politique et chargées d'interpréter et de faire appliquer les lois et réglementations à travers le monde. Ces institutions, notamment les organismes d'application de la loi (services de police locaux et nationaux ainsi qu'organisations intergouvernementales telles qu'Interpol), agences de réglementation et systèmes judiciaires, disposent de l'expertise, de l'expérience et de la légitimité leur permettant de contrôler les activités illégales et de répondre aux questions complexes se posant telles que celles liées à la juridiction et aux conflits de loi. Dans la plupart des pays, ces institutions proposent également des recours procéduraux ainsi que des mécanismes d'appel et disposent de l'expérience nécessaire afin de traiter de questions complexes telles que la proportionnalité des mesures correctives. Si le contenu devait être contrôlé, cette mission reviendrait à ces institutions et non pas à l'ICANN.
Certains membres de la communauté Internet préconisent que l'ICANN assume une plus grande responsabilité en matière de contrôle des activités illégales sur Internet. Plus précisément, certains membres soutiennent que si un site Internet sponsorisé par un signataire du RAA 2013 est impliqué dans une activité illégale, l'ICANN devrait exiger du bureau d'enregistrement qu'il détermine si le site Internet est impliqué dans une activité illégale, demande à l'opérateur du site Internet ou au propriétaire du nom de domaine enregistré de mettre fin à l'activité illégale, et suspende le nom de domaine si l'opérateur du site Internet ou le propriétaire du nom de domaine enregistré ne met pas fin à l'activité illégale, clôturant ainsi pour de bon le site Internet. Si le bureau d'enregistrement refuse de suspendre le nom de domaine, d'autres membres estiment que l'ICANN devrait résilier l'accréditation du bureau d'enregistrement en vertu du Contrat d'accréditation de bureau d'enregistrement 2013, mettant ainsi un terme aux activités du bureau d'enregistrement.
Hier, j'ai publié un blog informant la communauté des efforts que je fais afin de clarifier davantage l'interprétation et la mise en œuvre par l'ICANN de certaines dispositions clés du RAA 2013. Depuis la 52ème réunion de l'ICANN, j'ai pris part à des discussions avec les membres du groupe des représentants des bureaux d'enregistrement, des représentants de l'IPC et des titulaires de droits de propriété intellectuelle, des membres de la société civile, différentes parties ayant soumis des rapports d'abus en vertu du RAA 2013 et d'autres parties intéressées, afin de solliciter leurs avis sur ces questions. Comme on pouvait s'y attendre, les avis exprimés par les différentes parties prenantes au sein de la communauté de l'ICANN eu égard à l'interprétation du RAA 2013 sont divers et variés. J'espère que les conclusions de ces discussions permettront à l'ICANN de clarifier davantage l'interprétation et la mise en œuvre de dispositions clés du RAA 2013.
Bien que l'interprétation adéquate du RAA 2013 soit sujette à débat, il existe des limites précises entre l'application par l'ICANN de ses contrats et l'application des lois et réglementations par les institutions susmentionnées. La règle générale imposant la suspension de tout nom de domaine réputé être impliqué dans une activité illégale dépasse les attributions de l'ICANN et mettra inévitablement l'ICANN en position d'interpréter et de mettre en œuvre des lois assurant le contrôle du contenu de sites Internet. Dans le pire des cas, cela mettrait directement l'ICANN en position de censurer, ou d'exiger que d'autres censurent, des contenus Internet.
Les défis de la réglementation des activités illégales en ligne
Afin de comprendre pourquoi, envisageons certaines activités qualifiées d'illégales dans plusieurs pays. Dans un souci de clarté, je ne vais pas essayer de stigmatiser, de critiquer ou de dénigrer les lois adoptées par un gouvernement donné. L'ICANN est une communauté multinationale composée de plusieurs parties prenantes, et nous devons sans cesse garder à l'esprit les différences entre les membres de notre communauté. L'ICANN et la communauté de l'ICANN ont le plus grand respect pour la diversité culturelle, religieuse et politique et reconnaissent que les valeurs d'un pays ou d'une religion ne sont pas nécessairement partagées par d'autres.
- Blasphème et diffamation religieuse
Plus d'une vingtaine de pays d'Europe occidentale, d'Asie et d'Afrique ont adopté des lois et politiques criminalisant le blasphème, c'est-à-dire les commentaires ou actions jugés méprisants envers Dieu.
- Discours de haine
Les lois et réglementations interdisant les discours de haine sont monnaie courante et la promulgation de telles lois a augmenté au cours des dernières années.
Près de 100 pays ont adopté des lois, règlements ou politiques interdisant la diffamation religieuse ou les discours de haine à l'encontre des membres de groupes religieux.
Plus d'une douzaine de pays ont promulgué des lois punissant la négation de la Shoah.
Dans certains cas, l'opérateur d'un site Internet tentant de respecter la loi assurant le contrôle du contenu dans un pays peut se retrouver confronté à une loi prévoyant le contraire dans un autre pays. À titre d'exemple, les lois relatives aux discours de haine ont été interprétées dans un certain nombre de pays comme interdisant l'incitation à la haine ou l'exposition d'une personne à la détestation ou la calomnie fondée sur son orientation sexuelle. En revanche, d'autres pays ont fait passer des lois interdisant le recours à Internet à des fins de promotion de l'homosexualité ou ont proscrit des contenus mettant en avant l'attrait ou le caractère normal des relations LGBT.
- Pornographie
Les lois bannissant les supports explicitement sexuels sont monnaie courante. Toutefois, dans certains pays, les photos de nus ou même les photos dévoilant des jambes et bras de femmes peuvent enfreindre la loi, tandis que dans d'autres pays un contenu similaire serait protégé au titre de la liberté d'expression ou de la création artistique.
- Lois ciblant les dissidents politiques
Bon nombre de pays disposent de lois visant à supprimer toute opposition politique pacifique et légitime sur le territoire. Dans certains pays, il est illégal de diffuser de fausses informations sur des agents gouvernementaux ou publics, de réaliser des caricatures d'agents publics ou de tenir des propos désobligeants sur ces derniers, le tout en ligne, ou d'encourager le mécontentement à l'égard du gouvernement via des publications sur Internet. Suite aux protestations de masse qui ont déstabilisé ou entraîné la chute de gouvernements au cours des dernières années, de nombreux pays ont adopté des lois interdisant le recours aux sites Internet et aux médias sociaux afin d'organiser des manifestations et des descentes dans la rue illégales.
Implications pour l'ICANN
Il en est ainsi : de nombreuses lois en vigueur dans un grand nombre de pays rendent illégal le contenu Internet même. Toutefois, selon l'interprétation faite du RAA 2013, il ne revient pas à l'ICANN de décider si sur le plan factuel et juridique tel contenu enfreint la loi. L'ICANN ne peut être mise en demeure d'exiger la suspension de noms de domaine sur le fondement d'allégations faisant état de blasphème, discours de haine, négation de la Shoah, mobilisation politique, nudité complète ou partielle ou autre contenu pouvant être illégal dans une quelconque partie du monde. Cela serait en contradiction avec la mission de l'ICANN, les attributions limitées de l'ICANN et l'obligation pour l'ICANN de fonctionner conformément à un modèle multipartite consensuel.
Mission de l'ICANN
Je ne suggère pas que l'ICANN renonce à l'une de ses responsabilités. Je suggère plutôt à l'ICANN de rester dans le cadre de ses responsabilités, attributions et compétences, et de ne pas outrepasser ces limites. La mission de l'ICANN, telle que prévue dans ses statuts constitutifs, est de « coordonner, à l'échelle mondiale, les systèmes mondiaux d'identificateurs uniques d'Internet, et en particulier d'assurer le fonctionnement stable et sécurisé des identificateurs uniques d'Internet. » La déclaration de mission de l'ICANN prévoit des attributions limitées relevant, dans une large mesure, du domaine technique. Rien n'est dit concernant la possibilité pour l'ICANN d'agir en tant qu'instance de réglementation au niveau mondial du contenu et des activités illégales à travers le monde.
Le rôle d'autres institutions
Si un site Internet est réputé violer une loi régissant le contenu dans un pays donné, les institutions légitimement habilitées à déterminer si le contenu viole, de fait, la loi, et à imposer des mesures correctives adéquates, sont les organismes locaux d'application de la loi, les autorités de réglementation, les procureurs et les tribunaux, pas l'ICANN. Personne n'a confié à l'ICANN la fonction de juge et jury, personne ne l'a enjoint de procéder à des déterminations factuelles et juridiques ni d'imposer des mesures correctives pour violation des lois ou réglementations dans chaque pays du monde. L'ICANN ne dispose pas de la compétence, de l'expertise ou des ressources pour mener cela à bien.
La réglementation du contenu par les gouvernements soulève des problèmes de fond et de procédure complexes. Imaginez le contenu d'un site Internet, tel qu'un contenu pornographique ou présentant un discours politique non autorisé, qui violerait les lois relatives au contenu d'un pays X. Si le propriétaire du nom de domaine est situé dans un pays A, l'opérateur du site Internet dans un pays J et la société hébergeant le site dans un pays Z, ils pourraient tous faire valoir qu'ils ne sont pas soumis aux lois du pays X ni à la compétence de ses tribunaux. Les systèmes judiciaires sont des institutions à même de traiter de ces questions complexes, pas l'ICANN.
Notez également que la suspension d'un nom de domaine équivaut à une mesure conservatoire et peut conduire à la fin des activités de l'opérateur du site Internet. Les systèmes juridiques de nombreux pays estiment qu'il s'agit d'une mesure extraordinaire qui ne pourrait être imposée qu'après un débat contradictoire et un recours procédural en bonne et due forme, et après une évaluation prudente par le tribunal déterminant si la mesure est opportune et proportionnelle au regard de la violation réputée de la loi, ou si une mesure moins onéreuse pourrait suffire afin de réparer la violation. Il n'est ni raisonnable ni approprié que l'ICANN contourne les institutions chargées de procéder à de telles déterminations et impose de façon unilatérale une mesure qui pourrait ou non être disponible au sein du système judiciaire, notamment dans l'hypothèse où l'ICANN n'aurait aucune relation contractuelle directe avec le titulaire du nom de domaine ou l'opérateur du site Internet concerné.
Concrètement, les institutions chargées d'enquêter sur les violations de la loi disposent également de ressources, d'une expertise et d'un personnel en nombre suffisant afin de mener ces activités ; aux États-Unis, le FBI compte environ 35 000 employés, et l'Inde et la Chine ont chacune plus de 1,5 millions de personnes engagées dans les forces de police.
À l'inverse, les effectifs totaux de l'ICANN s'élèvent à légèrement plus de 300 individus, seule une vingtaine travaillant dans le domaine de la conformité contractuelle. L'ICANN n'a pas de relation contractuelle avec les titulaires de nom de domaine ou les opérateurs de site Internet, et n'a aucun pouvoir d'enquête ou d'assignation à leur encontre. Ni l'ICANN ni les bureaux d'enregistrement ne sont habilités à modifier ou supprimer le contenu de sites Internet. Il est tout simplement irréaliste de confier à l'ICANN la tâche d'assurer au niveau mondial le contrôle des contenus illégaux sur Internet.
Certaines activités illégales sont-elles différentes d'autres ?
Dans des blogs que je publierai au cours des semaines à venir, je soulève la question de savoir si la nature de certaines activités illégales les rend différentes des activités susmentionnées. Certains membres de la communauté de l'ICANN estiment qu'une distinction devrait être faite lorsque des lois ne sont pas purement destinées à réglementer le contenu en soi mais d'autres activités illégales menées par l'opérateur d'un site Internet. Certains membres de la communauté préconisent que les activités illégales qui constituent une menace importante et imminente à la sécurité, à la santé et à la vie humaine soient traitées différemment que d'autres types d'activités illégales. Selon d'autres membres, il existe des domaines du droit liés aux activités illégales sur sites Internet qui sont suffisamment uniformes à travers le monde et devraient donc être traités différemment, par exemple lorsque les lois de presque tous les pays reconnaissent l'activité en question comme étant illégale et qu'il existe un consensus international reflété dans des traités internationaux. Dans la pratique, bon nombre de membres de la communauté Internet envisagent certaines activités illégales telles que la pornographie infantile ou le trafic d'êtres humains comme une catégorie à part entière.
J'espère que ce blog a permis de mieux comprendre pourquoi l'ICANN n'est pas et ne peut être une instance de réglementation du contenu. Mon objectif est que ce blog ainsi que les futures publications servent de catalyseurs aux débats ultérieurs au sein de la communauté multipartite de l'ICANN, et tous vos avis sont les bienvenus. Le département de la conformité contractuelle de l'ICANN organisera un certain nombre de sessions lors de la 53ème réunion de l'ICANN à Buenos Aires. Je vous encourage vivement à y participer, et n'hésitez pas à venir me parler lors de ces séances, dans les couloirs ou après la 53ème réunion de l'ICANN, si vous souhaitez aborder l'une de ces questions.